Autorité et Pouvoir chez les classiques La forme du régime politique est-elle neutre ? [1]

Le pouvoir de l’État moderne est présenté par ses promoteurs comme le triomphe de la rationalité dans l’ordre politique. Ceux-ci lui opposent un prétendu « caractère irrationnel » de l’autorité dans les monarchies traditionnelles. Dans cette série de deux articles, nous essaierons de préciser ce qui caractérise les régimes monarchiques et républicains pour expliquer ensuite l’expansion mondiale et apparemment inexorable des républiques : les républiques démocratiques, les républiques populaires ou encore celles des autocrates (présidents à vie). [La Rédaction]

Déjà paru sur viveleroy :

Problématique

Le pouvoir de l’État moderne est présenté par ses promoteurs comme le triomphe de la rationalité dans l’ordre politique. Ceux-ci lui opposent un prétendu « caractère irrationnel » de l’autorité dans les monarchies traditionnelles1.
Or, paradoxalement, peu de penseurs se sont attachés à étudier l’essence du pouvoir des États modernes, comme si l’argument de rationalité légitimait tout, mais aussi, comme s’ils éprouvaient une certaine difficulté à en parler.
Pour expliquer cette gêne et pour découvrir ce qu’il faut comprendre par « rationalité du pouvoir », nous tacherons de préciser le sens à donner aux mots autorité et pouvoir successivement dans les pensées traditionnelles et modernes. Ce faisant, nous essaierons de donner une définition des régimes de monarchie et de république.

Préalable étymologique

Le mot pouvoir vient du latin populaire potere qui dérive du verbe classique posse signifiant « avoir de l’importance, de l’influence, de l’efficacité » mais aussi « être capable de », « être en puissance de ».
Ce mot est donc en lui-même assez indéterminé et moralement neutre.
Le mot autorité vient du latin auctoritas, qui dérive de la racine indo-européennne aug exprimant l’idée « d’augmenter », de « faire croître ».
On retrouve cette racine dans :
– Le mot grec : auxô (augmenter).
Les mots latins :
augere : faire croître, augmenter, développer.
augustus : saint, consacré, majestueux, vénérable, auguste.
auctor : auteur, fondateur, promoteur, créateur.
– Même si le mois d’août a reçu son nom en l’honneur de l’empereur Auguste, le choix du huitième mois de l’année n’est sûrement pas dû au hasard. En effet, le mois d’août (august en anglais) n’est-il pas le mois qui voit croître et mûrir les récoltes ?
Dans le mot autorité, il y a donc l’idée d’une puissance créatrice, d’une puissance qui fait croître, qui valorise, qui fait progresser, qui pousse à agir.
Mais qu’est ce que l’autorité doit faire croître dans ses subordonnés ; vers quoi doit-elle les diriger ? Pour le découvrir, il nous faut étudier le rôle dévolu à un souverain dans les sociétés traditionnelles.
Pour nous défendre du reproche de généraliser abusivement une conception occidentale et chrétienne de l’autorité, nous n’hésiterons pas à illustrer ce propos de références pré-chrétiennes tant occidentales qu’extrême-orientales.

La mission du souverain

La mission du souverain chez Confucius

Vers 500 av. J.C., le philosophe chinois Confucius insiste dans sa Grande étude (ou Ta Hio) sur la nécessité universelle d’appliquer sa raison à la connaissance de la morale et de s’y conformer.

Depuis l’homme le plus élevé en dignité, jusqu’au plus humble et plus obscur, devoir égal pour tous : corriger et améliorer sa personne ; ou le perfectionnement de soi-même est la base fondamentale de tout progrès et de tout développement moral2.

Pour le prince, il s’agit de faire en sorte que les hommes vivent dignement selon l’exercice de la raison :

Les anciens princes qui désiraient développer et remettre en lumière, dans leurs États, le principe lumineux de la raison que nous recevons du Ciel, s’attachaient auparavant à bien gouverner leurs royaumes3.

Et le Sage d’établir le programme politique du prince pour bien gouverner son royaume :

[…]
– les connaissances morales étant parvenues à leur dernier degré de perfection, les intentions sont ensuite rendues pures et sincères ;
– les intentions étant rendues pures et sincères, l’âme se pénètre ensuite de probité et de droiture ;
– l’âme étant pénétrée de probité et de droiture, la personne est ensuite corrigée et améliorée ;
– la personne étant corrigée et améliorée, la famille est ensuite bien dirigée ;
– la famille étant bien dirigée, le royaume est ensuite bien gouverné ;
– le royaume étant bien gouverné, le monde ensuite jouit de la paix et de la bonne harmonie4.

Donc la mission du souverain consiste à procurer la paix et la bonne harmonie. Pour cela, son devoir politique est d’étudier la morale, puis d’essayer d’y conformer sa vie personnelle et celle de ses sujets.
Et dans tout son enseignement, Confucius s’efforce de distinguer ce qui est moralement bon ou mauvais pour motiver les actions.
Par ailleurs, le bon exercice de la souveraineté requiert la rationalité (« le principe lumineux de la raison que nous recevons du Ciel »), non seulement pour identifier le bien à atteindre (les vertus), mais pour mettre en œuvre les moyens de réaliser ce bien.

La mission du souverain chez Aristote

On retrouve semblable démarche chez Aristote (384-322 av. J.C.) dans son traité de politique L’Éthique à Nicomaque.
Dès les premières pages, il montre que la connaissance de la fin de l’homme, de son bien, relève d’une science : la politique.

Si donc, parmi ce qu’on peut faire, existe une fin que nous voulions pour elle-même, si nous choisissons tout le reste en vue d’elle […] il est évident que ce peut être là le bien et même le souverain bien.
N’est-il pas vrai que, pour la vie aussi, la connaissance de ce bien est d’une grande importance et que, ayant une cible comme les archers, nous pourrions mieux atteindre ce qu’il faut ?
S’il en est ainsi, il faut essayer de circonscrire schématiquement du moins sa nature, et les connaissances et capacités dont il dépend.
Il passerait pour relever de la science fondamentale et dominante par excellence : telle est évidemment la politique5 […]

Aristote démontre ensuite que cette fin, ce souverain bien objet de la science politique, est le bonheur

car nous le [le bonheur] choisissons toujours pour lui-même et jamais pour autre chose6.

Plus loin, le philosophe définit le bonheur :

Qu’est-ce donc qui empêche de qualifier d’heureux celui qui agit conformément à la vertu parfaite, et qui est suffisamment pourvu de biens extérieurs, non pendant telle ou telle durée, mais pendant une vie complète7 ?

La fin de la politique consiste donc à procurer le bonheur aux citoyens en les rendant vertueux :

le bonheur est au nombre des biens de valeur et parfaits. Il semble tel précisément parce qu’il est un principe : c’est pour le bonheur que nous faisons tout le reste, et nous posons que le principe et la cause des biens est quelque chose de précieux et de divin.
Puisque le bonheur est une activité de l’âme conforme à la vertu parfaite, l’examen doit porter sur la vertu : peut-être aurons-nous ainsi une vue meilleure du bonheur.
L’homme d’État authentique passe pour y consacrer l’essentiel de ses efforts : il veut faire de ses concitoyens de bons citoyens, dociles aux lois[…]
Ainsi l’homme d’État doit étudier l’âme : il doit l’étudier pour ces raisons, et juste assez pour ce qu’il recherche8.

Le dirigeant réalise le bonheur de la cité grâce à la loi qui incite aux actes bons et interdit les actes mauvais :

La loi prescrit
– d’agir en homme courageux : elle interdit, par exemple, d’abandonner son poste, de fuir, de jeter les armes ;
– d’agir en homme tempérant : elle interdit par exemple, l’adultère et la violence ;
– d’agir en homme doux : elle interdit par exemple, de frapper et d’insulter
– et ainsi de suite, au regard des autres vertus et des autres vices, tantôt ordonnant, tantôt interdisant9 […]

Et dans ce traité de politique qu’est L’Éthique à Nicomaque, Aristote passe en revue les vertus et les défauts leur correspondant. En particulier, il précise la vertu essentielle pour le souverain lui-même, la justice :

La justice est un raccourci de toutes les vertus10 […]
Elle est parfaite, parce que celui qui la possède peut exercer la vertu aussi envers autrui et pas seulement envers lui-même11.

[…] en un sens nous appelons juste ce qui produit et conserve le bonheur et ses composants pour la communauté politique11.

Ainsi, non seulement Aristote confirme les conclusions de Confucius, mais il précise que la politique est une science à laquelle le souverain doit s’adonner pour mener les hommes à leur fin : le bonheur.

La mission naturelle du souverain chez saint Thomas

Dans son De Regno, saint Thomas d’Aquin (1224-1274) ne s’exprime pas autrement, la souveraineté exige la rationalité :

L’homme, lui aussi, a une fin à laquelle toute sa vie, donc toute son action, est ordonnée, dès lors qu’il agit par intellect, dont le propre est évidemment d’opérer en vue d’une fin.
Or, il se trouve que les hommes s’avancent par des voies diverses vers la fin proposée, ce dont témoigne clairement la diversité des appétits et des actions humaines. L’homme a donc besoin d’avoir un principe qui le dirige vers sa fin. […]
Il faut donc qu’il y ait dans n’importe quelle multitude une direction chargée de régler et de gouverner12.

Et il explicite cette fin dans l’ordre naturel :

[…] la fin ultime d’une multitude rassemblée en société est de vivre selon la vertu. En effet les hommes s’assemblent pour mener ensemble une vie bonne, ce à quoi chacun vivant isolément ne pourrait parvenir.
Or une vie bonne étant une vie selon la vertu, la vie vertueuse est donc la fin du rassemblement des hommes en société13.

Mais qu’est-ce donc que vivre selon la vertu ?

[…] il y a en tout humain une inclination naturelle à agir conformément à sa raison. Ce qui est proprement agir selon la vertu14.

Et le Docteur Angélique insiste :

[…] pour qu’un homme vive conformément à l’honnêteté naturelle, deux conditions sont requises :
– l’une, et la principale, c’est d’agir selon la vertu (la vertu étant ce par quoi l’on vit bien, c’est-à-dire honnêtement) ;
– l’autre est secondaire et comme instrumentale : c’est la suffisance des biens corporels dont l’usage est nécessaire à la pratique de la vertu13.

Saint Thomas en déduit alors la mission du souverain :

Toutefois, si l’unité même de l’homme est l’effet de la nature, l’unité de la multitude, que l’on nomme paix, doit être procurée par les soins du souverain.
Ainsi, trois conditions seront requises pour que la multitude s’établisse dans une vie conforme à l’honnêteté naturelle.
– La première sera qu’elle se fonde sur l’unité de la paix.
– La seconde, qu’étant unie par le lien de la paix, elle soit dirigée à bien agir. Car, s’il est impossible à l’homme de bien agir lorsque l’unité de ses parties ne se trouve préalablement réalisée, de même il sera impossible [de bien agir] à une société humaine à qui manque l’unité de la paix, en raison de ses luttes intestines.
– La troisième condition requise est que la prudence du souverain prévoie tout ce qui suffit à [assurer] le plein développement d’une vie conforme au bien honnête.
Tels sont les moyens par lesquels le roi pourra fixer la multitude dans un genre de vie conforme à l’honnêteté naturelle15.

De même que le médecin, dans une opération recherche la santé, ainsi le chef de la cité, par son action recherche la paix qui consiste dans l’harmonie bien réglée des citoyens16.

Le roi est celui qui gouverne la multitude d’une cité ou d’une province, et ceci en vue du bien commun17.

Premières conclusions

Pour saint Thomas, comme pour Confucius et Aristote :
1) La politique est une science, la science de l’agir de l’homme : non seulement elle s’applique à déterminer le bien à atteindre, mais aussi la façon de réaliser ce bien.
2) Le gouvernement est un bien car il permet aux hommes d’accomplir leur fin : le bonheur. Il y parvient en réalisant le bien commun, ce qui consiste à :
– rendre les citoyens vertueux grâce aux lois,
– établir les conditions matérielles requises à la pratique de la vertu,
– principalement, à établir l’unité de la paix grâce à la justice.
Maintenant, une remarque essentielle s’impose :
Si sans concertation, des savants aussi éloignés qu’un Aristote ou un Confucius parviennent rigoureusement aux mêmes conclusions sur les règles de l’agir de l’homme, on peut conclure qu’il existe objectivement une morale naturelle commune à l’humanité.

Tyrannie, autorité, pouvoir et légitimité

Le tyran

Le souverain peut cependant faillir à sa mission et Aristote précise :

Être injuste consiste à s’attribuer plus de ce qui est bon absolument et moins de ce qui est mauvais absolument.
Voilà pourquoi ce n’est pas à un homme mais à la loi que nous laissons le pouvoir, parce qu’un homme agit dans son intérêt personnel et devient un tyran ; or le dirigeant est le gardien du juste, il est aussi celui de l’égalité. [l’égalité n’est pas ici à entendre à la manière moderne qui lui oppose l’autorité, mais dans le sens que chacun doit être soumis à la loi et dans le sens d’une égalité proportionnelle à la charge que l’on occupe pour le bien commun.(note de VLR)]
Puisqu’il passe pour n’avoir rien de plus, si toutefois il est juste (il ne s’attribue pas plus de ce qui bon absolument, sinon ce qui est en rapport avec sa personne : voilà pourquoi il travaille pour autrui, et c’est la raison pour laquelle on dit que la justice est un bien pour autrui, comme il a été dit précédemment), il faut donc lui donner un salaire, c’est-à-dire les honneurs et privilèges.
Ceux qui ne s’en contentent pas deviennent des tyrans18.

Saint Thomas confirme :

[…] Si donc celui qui régit un groupe d’hommes libres les ordonne au bien commun de leur collectivité, son gouvernement est droit et juste, ainsi qu’il convient à des hommes libres. Si, au contraire, c’est en vue non du bien commun du groupe, mais de son propre bien qu’il l’ordonne, son gouvernement est injuste et déréglé19.

En 1191, le philosophe Tchoû-Hî, disciple et commentateur de Confucius, cite un ancien texte chinois et le commente :

Le Khang-kao dit : « Le mandat du Ciel qui donne la souveraineté à un homme, ne la lui confère pas pour toujours. » Ce qui signifie qu’en pratiquant le bien ou la justice, on l’obtient ; et qu’en pratiquant le mal ou l’injustice, on le perd20.

Quel est ce « mandat du Ciel » que perd le souverain quand il n’assume pas sa mission ?

La distinction auctoritas, potestas

Afin de bien poser le problème, on nous permettra cette petite image :
– Imaginons un homme placé en présence d’un ours sauvage.
– L’ours aura sur lui un réel pouvoir — la possibilité d’une domination par la violence —, mais il n’aura jamais l’autorité.
Au mot autorité, le Littré précise :

Autorité, pouvoir. Ces deux mots sont très-voisins l’un de l’autre dans une partie de leur emploi ; et pouvoir monarchique, autorité monarchique disent quelque chose de très-analogue. Pourtant, comme autorité est ce qui autorise, et pouvoir ce qui peut, il y a toujours dans autorité une nuance d’influence morale qui n’est pas nécessairement impliquée dans pouvoir21.

Ainsi dans la pensée traditionnelle distingue-t-on autorité (auctoritas) et pouvoir (potestas), distinction que le philosophe espagnol Jaime Bofill (1910-1965) expose ainsi :

[…] l’autorité est un pouvoir ; mais tout pouvoir n’est pas autorité ; l’autorité est un pouvoir moral, et parce qu’il est pouvoir de gouverner, c’est-à-dire, de conduire un être vers sa finalité, son sujet, son dépositaire doit être intelligent ; celui-ci doit connaître, en effet, la raison de la finalité, la congruence des moyens à cette dernière, il doit être capable d’établir les nécessaires relations de dépendance de ceux-là par rapport à celle-ci ; il doit, en un mot, être capable de légiférer22.

Résumons :
– la notion de pouvoir est neutre, indéterminée, pure puissance.
– Le pouvoir ne s’actualise en autorité que lorsque son détenteur applique son intelligence à travailler au bien commun, lorsqu’il guide les hommes vers leur fin. L’autorité est forcément bienveillante (elle veille au bien des subordonnés). Quel père — sinon un barbare ou un dégénéré — ne souhaite-t-il pas le bien de ses enfants ?
– Au contraire, si le pouvoir est exercé pour un autre but, c’est une tyrannie.
Le sociologue français Augustin Cochin (1876-1916) synthétise ce qui précède avec la formule choc :

[…] le pouvoir sans autorité, c’est-à-dire l’obéissance sans respect, c’est la définition même de l’oppression morale23.

Alors le philosophe sociologue espagnol Javier Barraycoa (né en 1963) remarque :

Dans ce sens, l’autorité se transforme en limite pour le pouvoir24.

Ce que confirme la philosophe allemande Hannah Arendt (1906-1975) :

La source de l’autorité dans un gouvernement autoritaire est toujours une force extérieure et supérieure au pouvoir qui est le sien ; c’est toujours de cette source, de cette force extérieure qui transcende le domaine politique, que les autorités tirent leur autorité, c’est-à-dire leur légitimité, et celle-ci peut borner leur pouvoir25.

Donc l’autorité limite le pouvoir et peut être définie comme un pouvoir moral, un pouvoir légitime.
Pour apporter le bonheur, le souverain n’a d’autre choix que d’étudier et promouvoir la vertu. Il doit donc forcément se soumettre à une loi qu’il n’a pas choisie, la loi de l’agir de l’homme : la loi morale.
Le souverain n’est légitime, ne conserve son autorité (son mandat du Ciel) que dans la mesure où il est soumis à un ordre transcendant toute volonté humaine et se fait son instrument.
Se pose alors la question de l’origine, de la source de cet ordre indépendant de la volonté de l’homme, de l’identité de l’Auteur de la nature humaine ?

La dimension religieuse de l’autorité

De l’origine divine de la souveraineté

Par les seules lumières de la raison — avec la théologie naturelle — on peut induire certaines connaissances sur cette « force extérieure qui transcende le domaine politique », sur ce « Ciel » qui donne son « mandat » au souverain, sur cette volonté créatrice qui a pourvu l’homme de ces règles de fonctionnement que constituent les lois morales.
Cependant de telles connaissances sont forcément limitées et seule la Volonté créatrice elle-même pouvait dévoiler aux hommes l’étendue de son plan (sa loi divine) grâce à la Révélation.
C’est donc à la religion (qui relie l’homme à Dieu) qu’incombe la mission de fournir une explication plus exhaustive de la volonté divine.
Dans la religion chrétienne, Dieu révèle que la fin ultime de l’homme n’est pas le bonheur terrestre — bonheur toujours relatif — mais la vision béatifique, le bonheur parfait de la jouissance de Dieu dans l’autre monde.
Ce qui fait dire à saint Thomas :

La fin de la vie et de la société humaine est Dieu26.

Dans cette perspective, le souverain est tenu d’établir les conditions temporelles qui permettent au plus grand nombre de se sauver ; il devient ainsi l’auxiliaire de Dieu pour sauver les âmes.
Saint Thomas déclare :

Si donc la vie présente, le bien-être et la rectitude morale qu’elle comporte ont pour fin la béatitude céleste, il appartient en conséquence à la fonction royale de procurer le bien commun de la multitude, suivant une méthode capable de lui faire obtenir la béatitude céleste […]
Le roi, instruit dans la loi divine, doit donc porter son principal effort sur la manière dont la multitude de ses sujets pourra observer une vie conforme au bien honnête27.

Et dans son Épître aux Romains saint Paul écrit :

Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu. Si bien que celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu. Et les rebelles se feront eux-mêmes condamner. En effet, les magistrats ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux-tu n’avoir pas à craindre l’autorité ? Fais le bien et tu en recevras des éloges ; car elle est un instrument de Dieu pour te conduire au bien. (Romains 13 : 1)

Non seulement l’autorité est d’origine divine — nous avons vu que dans la Chine ancienne, la souveraineté est un « mandat du Ciel » — mais le pouvoir lui-même est d’origine divine, et ceci, quelle que soit la façon dont son détenteur en use.
Dans l’Évangile Jésus dit à Pilate :

Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut. (Jean 19 : 11)

Ainsi le souverain est-il d’autant plus légitime qu’il exerce le pouvoir selon la loi du Créateur :
– la loi naturelle — accessible par les seules lumières de la raison,
– la loi révélée — ou loi divine.

Exemples de souverainetés dans les sociétés traditionnelles

Dans toutes les grandes civilisations, l’autorité politique confère à son détenteur un caractère sacré, quasi-divin.
En chine, l’Empereur est le Tian Zi, littéralement : le Fils du Ciel. Mais il est aussi désigné par les mots :
Huángdì : composé des caractères Huáng, (dieu-roi) et (roi sage)
Huang Shang : littéralement Empereur d’En Haut,
Sheng Shang : littéralement Divinité d’En Haut, ou Altesse Sainte.
Au Japon et dans les Andes, le Mikado et l’Inca sont les Fils du Soleil.
En France, le roi est le lieu-tenant de Dieu sur terre ; pour ses sujets il est la figure de Jésus-Christ, du Christ-Roi. Il est une image de la Source de l’autorité, de l’Auteur de la Création.
Loin d’être arbitraire, l’autorité du roi est circonscrite par la loi naturelle, la loi divine et par les lois de l’institution monarchique auxquelles tous doivent se soumettre — le roi comme ses sujets.
Il ne faudrait pas sous-estimer l’importance des lois de l’institution — ou Lois Fondamentales du Royaume de France — car elles sont une expression de la loi naturelle. En effet, ce sont elles qui assurent la pérennité du bien commun par delà les vicissitudes de la vie humaine, les limites, les faiblesses, les erreurs mêmes du monarque.
En particulier, à la mort du Roi, elles garantissent l’unité de la paix en désignant sans ambiguïté la nouvelle autorité qui ne dépend donc plus d’un choix humain. Bien des convoitises, des coteries et des luttes pour la conquête du pouvoir sont ainsi épargnées au Pays et la transmission de la souveraineté peut s’effectuer en douceur.
À leur propos, Torcy, ministre de Louis XIV, résume bien le sentiment général de l’époque :

La loi de succession est regardée comme l’ouvrage de celui qui a établi toutes les monarchies et nous sommes persuadés, en France, que Dieu seul la peut abolir28.

hétéronomie, monarchie et droit divin

Une société fondée sur la reconnaissance d’une norme extérieure et supérieure à toute volonté humaine, à laquelle tout le monde doit se soumettre est appelée société hétéronome.
C’est bien dans cette perspective que l’historien français du droit Guy Augé (1938-1994) définit la monarchie :

Qu’est-ce que la monarchie, en première approximation ? C’est, substantiellement, ce régime qui légitime son autorité sur une transcendance, sur la primauté du spirituel.
La monarchie, pour peu qu’elle ait un sens profond, repose sur une mystique d’origine surhumaine29.

Quant-au droit divin — ce fameux « mandat du Ciel » des Chinois, Monseigneur de Ségur (1820-1881) le définit ainsi :

En résumé, pour un Souverain quelconque, régner de « droit divin », c’est tout simplement régner légitimement, en vertu de droits légitimes ; c’est être le représentant légitime de Dieu pour le gouvernement d’une société, d’un peuple. De là cette formule célèbre, qui fait tant crier les impies et les ignorants : régner par la grâce de Dieu.
Remarquons-le d’ailleurs : le droit divin du Roi légitime n’est pas, comme on se l’imagine, un fait isolé dans la société. La société repose sur une foule de faits humains donnant lieu au droit divin.
– C’est de droit divin que je possède ma maison, mon champ, et tous les fruits de mon travail ;
– c’est de droit divin que je possède ce dont je suis devenu le propriétaire légitime, à la suite et par l’effet de faits humains, de conventions purement humaines.
[…] légitime, c’est-à-dire conforme à la loi de Dieu et aux traditions du pays30.

À suivre…

  1. Nous empruntons cette problématique ainsi que de nombreuses citations à l’excellent ouvrage du philosophe espagnol Javier Barraycoa : Du Pouvoir, paru dans sa version française aux éditions Hora decima en 2005. On n’insistera jamais assez sur l’importance capitale de cette œuvre dont cette modeste étude n’offre qu’un pale reflet. Cependant nous ne suivons pas l’auteur dans toute son analyse, notamment dans le contresens qu’il fait à propos de la monarchie absolue qu’il assimile à une dérive arbitraire du gouvernement royal, alors que pour ses contemporains ce vocable était au contraire utilisé comme synonyme de monarchie parfaite (cf. François Bluche).
  2. Confucius, Doctrine de Confucius ou les quatre livres de philosophie morale et politique de la Chine, Traduit du Chinois par M.G. Pauthier, Librairie Garnier Frères, 1921, p.73.
  3. Confucius, op. cit., p. 73.
  4. Confucius, op. cit., p.73.
  5. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre I, 1094a, Agora les classiques, Presses pocket, 1992, p.33-34.
  6. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre I, 1097b, op. cit., p.41.
  7. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre I, 1101a, op. cit., p.51-52.
  8. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre I, 1102a, op. cit., p.51-52.
  9. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre V, 1129b,op. cit., p.123.
  10. Euripide, Mélanippe, Nauick, frag. 486.
  11. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre V, 1129b, op. cit., p.123.
  12. Saint Thomas d’Aquin, De Regno, Chap.II, Éditions de la Gazette Française, Paris, 1926.
  13. Saint Thomas d’Aquin. De regno, Livre II, Chap.III, cité par Denis Sureau in Petite somme politique, Téqui, 1997, p.97-98.
  14. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, La Loi, Question 94. Traduction française par M.-J. Laversin, O.P. Éditions de la revue des jeunes, Société Saint Jean l’Évangéliste, Desclée et Cie. Paris Tournai Rome, 1935.
  15. Saint Thomas d’Aquin, De Regno, Chap.XV, Éditions de la Gazette Française, Paris, 1926.
  16. Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, III, 146, cité par Denis Sureau in Petite somme politique, Téqui, 1997, p.191.
  17. Saint Thomas d’Aquin. De regno, Chap.I. Éditions de la Gazette Française, Paris, 1926.
  18. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre V, op. cit., p.134.
  19. Saint Thomas d’Aquin, De Regno, Chap.I, Éditions de la Gazette Française, Paris, 1926.
  20. Tchoû-Hî, Doctrine de Confucius ou les quatre livres de philosophie morale et politique de la Chine, op. cit.
  21. Littré, Dictionnaire de la langue française, tome1, 1973.
  22. Jaime Bofill, Autoridad, Jerarquia, Individuo, Révista de filosofia, 5 (1943), p. 365, cité par Javier Barraycoa, in Du pouvoir…, Éd. Hora Decima, 2005, p.45.
  23. Augustin Cochin, La Révolution et la libre-pensée, Introduction, Éd. Plon, Paris, 1924, p.L.
  24. Javier Barraycoa, in Du pouvoir …, Éd. Hora Decima, 2005, p.45.
  25. Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio essais, Gallimard, 2007, p.129.
  26. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, I II 100,6, cité par Denis Sureau in, Petite somme théologique, 1997, p.137.
  27. Saint Thomas d’Aquin, De Regno, Chap. XV, Éditions de la Gazette Française, Paris, 1926.
  28. Jean-Baptiste Colbert de Torcy, cité par Th. Derisseyl in Mémoire sur les droits de la maison d’Anjou à la couronne de France, Fribourg,1885.
  29. Guy Augé, Qu’est-ce que la monarchie ? in La Science Historique, printemps-été 1992.
  30. Mgr de Ségur, Vive le roi ! in Œuvres, Paris : Tolra, 1877, 2 série, tome VI, chap. III.
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