Considérations sur la notion de loi La loi : œuvre de la raison ou de la seule volonté ?

Les catholiques, qui vivent aujourd’hui dans une société où presque rien ne fonctionne normalement, éprouvent les plus grandes difficultés, non seulement à accomplir leurs devoirs, mais même simplement à les connaître1. Confrontés à des autorités humaines incompétentes ou tyranniques, ils ont tendance à rejeter a priori toute loi civile ou ecclésiastique. C’est certainement une des plus subtiles tentations du chrétien en temps de crise. Il est pourtant dans le plan de Dieu que l’homme se sauve par l’obéissance aux lois, tant civiles que religieuses. Encore faut-il qu’elles ne soient pas des contrefaçons de lois. Revenir à une notion claire de la loi nous sera d’un grand secours pour discerner notre devoir de catholique et de citoyen.

Un univers régi par des lois

Les lois du monde

Dieu, en réglant de toute éternité que le monde serait créé et en le créant dans le temps pour la manifestation de sa gloire, a voulu que l’ordre y régnât, ordre physique pour les êtres irrationnels, ordre physique et moral pour les êtres rationnels. C’est ainsi que les astres louent Dieu en silence par leur course harmonieuse dans l’espace2 ; les eaux des mers en ne franchissant pas les limites que Dieu leur assigne3 ; la terre en gardant les lois de sa stabilité4 ; les plantes en produisant les fleurs et les fruits de leur essence ; les animaux en suivant l’instinct que le Créateur a déposé en eux. L’homme, enfin, loue Dieu en faisant usage de son intelligence et de sa volonté pour connaître son créateur et l’aimer par-dessus tout.

La loi naturelle, ou lois du bon comportement humain

Dans la conscience de chaque homme, le créateur a inscrit une loi qui lui indique, au moins sommairement, le bien à faire, le mal à éviter. Cette loi divine est appelée « naturelle » parce qu’elle fut inscrite par Dieu dans la structure même de la nature qu’il nous donnait. Les commandements de Dieu nous sont comme « connaturels ». Ils nous dirigent vers le bien auquel notre nature aspire et qui fait son bonheur. C’est ainsi que nous sommes naturellement religieux, portés par notre nature d’hommes à pénétrer le mystère de Dieu, à l’adorer et à l’aimer ; à vivre en société et en harmonie avec nos semblables, par l’exercice des vertus sociales. Rien donc de plus contraire, non seulement à la loi naturelle, mais à l’essence de l’homme, que ce prétendu « retour à la nature », où la connaissance et le culte de Dieu sont exclus, où la jouissance individuelle sous toutes ses formes est recherchée au détriment de l’amour fraternel et de la justice. Saint Paul, écrivant aux Romains, leur explique :

Quand des païens, qui n’ont pas la loi, accomplissent naturellement ce que la Loi commande, n’ayant pas la loi, ils se tiennent lieu de loi à eux-mêmes ; ils montrent que ce que la Loi ordonne est écrit dans leurs cœurs (Ro. 2, 14-15).

Raison et passions

Mais le même saint Paul présentait la difficulté à laquelle tout homme, juif, chrétien ou païen, est confronté :

Je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de ma raison, et qui me rend captif de la loi du péché qui est dans mes membres (Ro. 7,23).

Il faut bien reconnaître que les consciences individuelles, blessées par le péché originel et obnubilées par les passions, jugent souvent faussement en matière de morale, prenant pour bien ce qui est mal et pour mal ce qui est bien. Et quand bien même l’homme jugerait droitement, la faiblesse de sa volonté mettrait souvent en échec les lumières de sa raison. Alors Dieu « qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (I Tm. 2, 4), nous offre deux secours : sa loi écrite et sa grâce. Sa loi nous apprend et nous prescrit notre devoir, sa grâce nous aide à le remplir. Saint Thomas définit la loi comme

une ordonnance [ou un commandement] de la raison dictée par le dépositaire du pouvoir et promulguée, en vue du bien commun [de la société]5

Trois éléments entrent ainsi dans l’essence de la loi.

  • Le premier est emprunté à la raison,
  • le second à l’autorité chargée du soin de la multitude,
  • le troisième au bien commun.

Contentons-nous ici d’analyser le premier de ces éléments, réservant pour plus tard l’étude des deux suivants.

La loi est avant tout une œuvre de la raison

La loi juste relève de la raison

C’est à la loi qu’il appartient de commander et d’interdire. Mais commander relève de la raison : c’est elle en effet qui établit l’ordonnance des opérations à exécuter pour atteindre la fin désirée. Par exemple, une famille qui entreprend un déménagement devra mûrement réfléchir : dates possibles, répartition des tâches, choix de l’entreprise et du moyen de transport, etc. La loi relève donc de la raison, du moins la loi juste, et non ce qui n’a de loi que le nom. Elle relève de la raison, non pas spéculative — celle qui recherche la vérité pour elle-même —, mais de la raison pratique, qui recherche la vérité en vue de l’action.

La loi, explique saint Thomas d’Aquin, est une règle d’action, une mesure de nos actes, selon laquelle on est sollicité à agir ou au contraire on en est détourné. Le mot loi, selon l’étymologie la plus vraisemblable, vient du latin ligare, lier : la loi oblige à agir, c’est-a-dire qu’elle lie l’agent à une certaine règle d’agir. Or, ce qui règle et mesure les actes humains, c’est la raison, qui est le principe premier des actes humains. C’est en effet à la raison qu’il appartient d’ordonner quelque chose en vue d’une fin ; et la fin est le principe premier de l’action6.

Le jeune homme qui vise l’entrée à l’École Navale pour devenir officier de marine se soumet à toute une préparation physique et intellectuelle, il s’impose une discipline de vie. Sa raison lui a permis de discerner et choisir les moyens intellectuels et physiques les plus appropriés pour être reçu au concours. Il sait que cette « loi » qu’il s’impose exigera d’être suivie rigoureusement, sans quoi il échouera. Appliqué à l’ensemble de la société pour l’obtention du bien commun, cet exemple nous fait saisir l’importance primordiale du raisonnement pour l’élaboration des lois.

La volonté du prince a force de loi quand elle est réglée par la raison

La volonté du prince a force de loi, à condition d’être elle-même réglée par une raison. L’antiquité grecque nous donne en cela de belles leçons. Les Grecs assignaient aux lois et à l’autorité une origine céleste. Ils ne confiaient l’élaboration des lois de la cité qu’aux hommes les plus réfléchis, les plus impartiaux, les plus maîtres de leurs passions, les plus « divins » en quelque sorte. Comment la sottise, la colère, l’esprit de vengeance, la cupidité et la soif de pouvoir pourraient-elles jamais être de bons guides pour légiférer en vue du bien commun des citoyens ? Voilà à quelles influences se soumet une assemblée législative après avoir exclu de parti pris le Dieu de toute sagesse.

Par moi, dit le suprême législateur, les rois règnent, et les princes ordonnent ce qui est juste (Pr. 8,15).

La loi peut-elle être l’expression de la volonté générale ?

Cette volonté générale… qui n’existe pas

On attribue à Rousseau la conception moderne de la loi « expression de la volonté générale », bien qu’en réalité Jean-Jacques l’ait emprunté à l’article Droit naturel de l’Encyclopédie de Diderot. On y apprend que la volonté générale est « toujours bonne ; elle n’a jamais trompé, elle ne trompera jamais » et qu’elle doit « fixer les limites de tous nos devoirs ». Certes la volonté, qui est la faculté impulsive, joue son rôle dans la loi, mais si elle précède la raison ou s’en affranchit, elle n’est plus qu’une force aveugle. Elle ne saurait tirer d’elle-même ni son orientation, ni sa règle. Il faut qu’elle les emprunte à la raison sous peine de tomber dans l’arbitraire. La volonté générale — ou encore la souveraineté du peuple — ne pourra remédier au problème, car on ne fait pas de la lumière en accumulant les ténèbres ; la volonté générale est, par elle-même, essentiellement aveugle comme la volonté particulière. D’ailleurs cette volonté générale n’existe pas ! Et Rousseau dut admettre qu’elle se confond avec la volonté de la majorité : « la voix du plus grand nombre oblige toujours les autres ». Cicéron avait déjà dénoncé le mal :

Que si la volonté des peuples, les décrets des chefs d’État, les décisions des juges fondaient le droit, le vol, l’adultère, les faux testaments seraient de droit dès que la multitude aurait donné l’appui de son suffrage7.

Et Cicéron ignorait les techniques modernes de manipulation des masses, qui accentuent encore le règne de l’arbitraire en matière de lois.

Les précurseurs du volontarisme

L’ébranlement de la notion thomiste de la loi « ordonnance de la raison » avait été donné dès le XIVe siècle par le théologien Duns Scot, qui enseignait le primat de la volonté sur l’intelligence, et affranchissait celle-là de celle-ci. Conséquence de son erreur philosophique, sa politique est

un mélange intime d’atomisme social et d’autoritarisme sans frein qui reflète dans la société sa vision de l’univers : les hommes sont d’abord tous égaux ; mais ils ont, de plein gré, sacrifié leur indépendance à une autorité qu’ils se sont donnée à eux-mêmes pour limiter les dangers que leur égoïsme leur faisait courir l’un à l’autre ; cette autorité est dès lors toute-puissante et sans contrepoids ; le chef institue, distribue et révoque à son gré les propriétés ; il n’y a d’autres lois que les lois positives instituées par lui… 8

Il faudrait encore évoquer la pensée de Guillaume d’Occam († 1349). Pour lui, les commandements du Décalogue sont de purs actes de la volonté de Dieu, à qui nous devons obéissance sans avoir d’autres raisons que cette volonté. John Locke († 1704] estimait quant à lui que les lois et les constitutions étaient créées par un accord libre et arbitraire des volontés.

Une modernité politique volontariste et anti-rationnelle

Rousseau est donc en fait l’héritier d’un courant philosophique antirationnel. Il est lui-même le principal instigateur des idées politiques de la Révolution française9, inspiratrices de la plupart des législations modernes. Pour ne prendre que l’exemple des lois scolaires, elles répondent presque systématiquement à la volonté d’imposer une idéologie, bien plus qu’au souci de faire œuvre rationnelle : emploi de la méthode globale en lecture ; enseignement obligatoire de l’évolutionnisme et de la sexualité, suppression des langues anciennes…
Ces quelques considérations nous permettent d’opérer un début de discernement. Il nous restera à étudier quelle est l’autorité qui peut faire des lois, et en quoi consiste le bien commun de la société, à rechercher par le législateur.
Article paru dans Rosarium. Lettre des Frères de Notre-Dame-du-Rosaire10, N°3 – Automne 2018.
Site : dominanostrarosarii.blogspot.com

  1. Le problème, en fait, concerne tout homme, mais nous limitons notre propos aux catholiques.
  2. « Cœli enarrant gloriam Dei » (Ps. 18, 2).
  3. « Terminum posuisti quem non transgredientur » (Ps. 103,9).
  4. « Fundasti terram et permanet » (Ps. 118, 90).
  5. Summa theologica, I-II, 90, 4.
  6. Summa theologica, I-II, 90, 1. « Lex dirigit sicut ostendens qualis debet esse actus proportionatus fini ultimo » (2 Sent. dist.41, qu. 1, a. 1, sol. 4).
  7. Cicéron, De legibus, 1,16.
  8. Émile Bréhier, Histoire de la Philosophie, Paris, librairie Félix Alcan, 1928, t.1, p. 714.
  9. Robespierre connaissait presque par cœur le Contrat Social de Rousseau. Cet ouvrage ne le quittait jamais.
  10. Maison St-Paul, Le Bourg, 24380 St-Paul-de-Serre.
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